Depuis quelque temps, le grand loup était méfiant : les dieux s'intéressaient beaucoup trop à lui et cela ne lui disait rien qui vaille.
Quand il les vit arriver pour la troisième fois au grand complet, Fenrir se tint sur ses gardes ; il fit semblant de dormir, mais coula de biais son regard perçant en direction des visiteurs. Les dieux avaient-ils surpris ses projets contre l'Asgard ? Fenrir redoutait surtout Odin, qui avait le pouvoir de lire dans l'avenir. Le loup savait qu'il devrait attaquer par surpris, mais il n'avait pas encore trouvé le moyen de tromper la vigilance d'Heimdall, le dieu de la lumière, placé jour et nuit en sentinelle au pied de l'arc-en-ciel menant au domaine sacré.
Fenrir ne remarqua rien d'anormal sur le visage des dieux ; ils approchaient en bavardant gaiment, et lorsqu'ils furent près de lui, le loup fit semblant de se réveiller, puis ouvrit sa gueule en un immense bâillement qui découvrit ses mâchoires armées de crocs acérés.
« Bonjour, Fenrir ! dit Odin. Veux-tu jouer avec nous ? »
« Gare ! pensa le loup. Que me veulent-ils encore ? »
Il répondit d'un ton bougon : « Voyons donc ! »
« Regarde ce ruban, continua le dieu. Chacun d'entre nous a essayé en vain de le rompre ; même Thor malgré ses muscles puissants a échoué ! Parmi nous, certains prétendent que tu ne ferais pas mieux. Les autres au contraire affirment que toi seul es assez fort pour le déchirer. Veux-tu nous départager ? »
Le loup géant frémit de colère ; son regard flamboyant se fit plus cruel, un grondement rauque monta de ses entrailles. « C'est un piège ! » se dit-il, mais il ne pouvait pas refuser ce défi lancé par les dieux, ses ennemis, à moins de passer pour un lâche. Il réfléchit rapidement puis répondit en s'efforçant de reprendre son calme :
« C'est entendu, j'accepte de tenter l'épreuve, mais à une condition : que l'un de vous, pendant que je serai attaché, place une main entre mes mâchoires. »
Fenrir se tut et observa avec intérêt la réaction des dieux. Il lui sembla qu'Odin baissait imperceptiblement la tête pour mieux cacher son regard borgne sous le grand chapeau qu'il portait toujours. Thor faillit s'étouffer de rage et crispa les poings sur son marteau sacré. Frig pâlit tandis que Freyda, l'épouse d'Odin, tortillait nerveusement ses lourds colliers d'or. Seul Balder était resté impassible.
Le grand loup triompha : il avait vu juste, les dieux avaient voulu lui tendre un piège, et maintenant ils reculaient, avouant ainsi leur impuissance. Content de lui, Fenrir se redressa, pour mieux écraser ses adversaires de sa taille gigantesque.
C'est alors que l'un d'eux s'avança : Tyr, un dieu guerrier vénéré sur les champs de bataille pour sa bravoure, mais aussi pour sa droiture et sa grande sagesse. Modestement, il était resté à l'écart, si bien que Fenrir ne l'avais pas remarqué.
Aussitôt qu'il aperçut Tyr, le loup fut saisi d'un sombre pressentiment qu'il essaya de chasser : « Je ne crains rien, se disait-il, aucun de ces dieux n'a suffisamment de courage pour sacrifier une main. » Cependant Tyr, sans un seul mot, sans le moindre tremblement, avait tendu le bras droit et passé sa main devant la gueule du monstre. Fenrir ne pouvait plus reculer : il ouvrit les mâchoires...
Tout se passa très vite. En un clin d'œil, le loup fut immobilisé par des mains puissantes, puis ligoté à l'aide du ruban magique. Ensuite les dieux s'écartèrent prudemment, excepté Tyr qui tenait à respecter le marché conclu avec Fenrir.
Le loup tenta de remuer. Il gonfla son poitrail pour rompre le lien : en vain. Ses pattes puissantes ne réussirent pas mieux à briser le ruban. Écumant de rage, il lançait des regards féroces en direction des dieux qui riaient sans retenue, en se montrant du doigt leur ennemi enfin maîtrisé. Tous se moquaient de lui. Tous ? Non : à son côté, calme et digne, se tenait Tyr. Fenrir serra lentement les mâchoires, sans que le dieu fasse un seul geste pour retirer sa main ; puis, d'un seul coup, il referma la gueule, et de ses crocs aiguisés lui trancha net le poignet.
Le grand loup avait perdu la partie. Les dieux, soulagés, félicitaient leur blessé : le sacrifice de Tyr avait racheté la malhonnêteté du mauvais tour joué à Fenrir. Enchaîné sur l'île, le loup géant hurlait. Alors, avant de l'abandonner, l'un des dieux revint sur ses pas et coinça son épée entre les deux mâchoires de l'animal pour l'empêcher de crier sa rage.